Reprendre le contrôle de son téléphone (sans le jeter)

Le téléphone est le dispositif le plus intime de surveillance et de captation que nous ayons jamais accepté. Il sait où nous sommes à chaque instant, ce que nous regardons, qui nous contactons, combien de temps nous dormons. Il nous interrompt, nous sollicite, nous happe. Il transforme chaque temps mort en opportunité de connexion compulsive.

Après avoir découplé mes mots de passe et migré mon email, je me suis attaqué au plus difficile : le téléphone. Pas pour m’en débarrasser, mais pour reprendre la main dessus.

Le piège du dumbphone

Face à l’addiction au smartphone, une solution revient souvent : le dumbphone. Un téléphone basique, qui fait juste appels et SMS. Retour à l’essentiel. Déconnexion.

C’est séduisant. Mais c’est une idées qui n’est pas immédiatement accessible.

Premièrement, c’est extrême. Le smartphone reste utile : navigation GPS, appareil photo, accès à certaines informations en mobilité. Le rejeter totalement, c’est se couper de fonctionnalités légitimes.

Deuxièmement, ça coûte. Acheter un nouveau téléphone, c’est consommer des ressources, produire des déchets électroniques. Mon smartphone actuel fonctionne. Le remplacer par un appareil moins capable ne résout rien sur le plan écologique.

Troisièmement, ça ne règle pas le problème de fond. Le problème n’est pas forcément le téléphone. C’est mon rapport au téléphone. C’est l’architecture des applications qui capte mon attention.

La solution qui me semblait la plus adaptée pour moi : limiter le smartphone actuel. Le rendre moins captivant. Le transformer en outil sobre au lieu d’un distributeur de dopamine.

L’économie de l’attention et la captivité mentale

Le modèle économique des plateformes repose sur un principe simple : plus je passe de temps sur leurs services, plus elles génèrent de revenus. Mon cerveau est devenu la ressource rare à capter et monétiser.

Les interfaces sont conçues pour ça. Notifications push calculées pour maximiser ma réactivité. Fils d’actualité infinis qui empêchent tout point d’arrêt naturel. Suggestions algorithmiques qui anticipent mes désirs avant même que je les formule. Ces mécanismes ne sont pas bugs. Ce sont des fonctionnalités.

Matthew Crawford parle dans Contact de la destruction de notre capacité d’attention profonde. Nous ne lisons plus, nous scannons. Nous ne réfléchissons plus, nous réagissons. Nous ne choisissons plus ce que nous voulons faire, nous répondons aux sollicitations qui nous parviennent.

Le téléphone concentre tous ces mécanismes dans un objet que je garde en permanence à portée de main. Il s’invite dans mes repas, mes conversations, mes moments d’intimité. Il transforme chaque seconde d’attente en opportunité de scroll compulsif.

Ma stratégie de limitation (sans changer de téléphone)

J’ai appliqué trois principes : réduire la surface d’attaque, supprimer les notifications, reprendre le contrôle du flux d’information.

1. Interface minimaliste : olauncher

J’ai installé olauncher, un lanceur open source ultra-minimaliste.

Ce que ça change :

  • Écran noir avec juste l’heure et 8 raccourcis que je choisis
  • Pas de barre de recherche Google permanente
  • Pas de widgets
  • Pas d’icônes colorées qui attirent l’œil
  • Recherche texte pour accéder aux autres applications

Les applications disparaissent de mon champ de vision. Je les oublie. Je ne les utilise que quand j’en ai vraiment besoin, pas par réflexe.

olauncher affiche aussi le temps d’écran directement sur l’accueil. Je vois combien de temps j’ai passé sur le téléphone aujourd’hui. Pas pour me culpabiliser, mais pour rendre visible ce qui était invisible. La conscience précède le changement.

Tout le reste nécessite une recherche active. Cette friction suffit à casser les automatismes.

2. Suppression maximale des applications

J’ai désinstallé tout ce qui capte l’attention sans apporter de valeur.

Complètement supprimés :

  • Instagram
  • X (anciennement Twitter)
  • TikTok
  • Facebook
  • LinkedIn
  • Google News
  • Toutes les applications de jeux

Résultat : je n’utilise plus de réseau social au quotidien. Zéro. À part YouTube, mais j’y reviendrai.

La peur initiale : « je vais rater des choses ». La réalité après 6 mois : je n’ai rien raté d’important. Les vraies informations arrivent par d’autres canaux (discussions, email, quelques sites que je consulte activement). Le reste, c’était du bruit.

3. Désactivation de toutes les notifications

Toutes. Sans exception.

  • Pas de notifications email
  • Pas de notifications messages (sauf appels)
  • Pas de notifications applications
  • Pas de sonnerie (sauf pour les appels)

Juste une petite LED qui clignote si j’ai reçu un message. Je consulte quand je décide de consulter. Le téléphone ne décide plus pour moi.

Ce que ça change : la différence entre mode « push » et mode « pull ». En mode push, les informations me parviennent en permanence. Je réagis. En mode pull, je tire l’information quand j’en ai besoin. Je choisis.

Cette simple bascule a divisé mon temps d’écran par deux.

4. Flux tiré : RSS au lieu d’algorithmes

Google News, Apple News, tous ces agrégateurs « intelligents » décident pour moi ce que je devrais lire. Ils optimisent pour mon engagement, pas pour mon information.

J’ai désinstallé tout ça. J’utilise maintenant Feedflow, un lecteur RSS open source.

Principe : je m’abonne aux flux RSS des sites que je veux suivre. Le Monde, Reporterre, quelques blogs comme celui de Framasoft par exemple. Pas d’algorithme. Pas de suggestion. Juste les articles des sources que j’ai choisies, dans l’ordre chronologique.

Le compromis : plus de contrôle, mais moins de diversité. Je ne tombe plus par hasard sur des sujets inattendus. Je reste dans mes bulles. C’est le prix de la maîtrise : on perd la sérendipité.

Comment j’équilibre : j’écoute la radio, je fais des recherches, je sélectionne les newsletter qui m’intéressent, je consulte deux ou trois sites généralistes depuis un navigateur desktop. Lecture longue, posée. Je découvre des sujets hors de mes flux habituels. Mais c’est un moment choisi, pas un scroll compulsif.

5. Le problème YouTube

YouTube reste sur mon téléphone. C’est mon dernier bastion de consommation algorithmique.

Pourquoi je ne l’ai pas supprimé : je consomme YouTube comme des podcasts. Interviews de Jeanne Guien, documentaires d’Arte, conférences. C’est de la consommation intellectuelle. Parfois, les suggestions sont pertinentes. Je découvre des choses intéressantes.

Le piège : les shorts. Ces vidéos de 30 secondes qui s’enchaînent. Certaines sont intéressantes. Beaucoup sont du divertissement pur. Rapidement, je scrolle sans réfléchir. Je perds la main.

Ma solution actuelle : j’ai demandé à YouTube de masquer les shorts (trois petits points sur la section Shorts → « Afficher moins de shorts »). Ça réduit leur visibilité. Ça ne les supprime pas, mais ça limite la tentation.

L’alternative : NewPipe

NewPipe est un client YouTube open source qui retire les éléments addictifs. Pas de suggestions en page d’accueil, pas de shorts, pas de commentaires. Juste une barre de recherche et tes abonnements.

Je l’ai installé. Je teste. Pour l’instant, j’utilise encore l’appli YouTube officielle, mais je bascule progressivement.

Le problème de la monétisation : NewPipe ne rémunère pas les créateurs. Pas de pub, donc pas de revenus pour ceux qui produisent le contenu. C’est éthiquement problématique.

Mes pistes :

  • Soutenir directement via Tipeee/Patreon les chaînes que je regarde vraiment
  • Garder YouTube officiel pour ces chaînes (ils touchent les revenus publicitaires)
  • Utiliser NewPipe pour le reste (clips, extraits, contenu jetable)

Je n’ai pas encore tranché. C’est un compromis imparfait. Mais c’est mieux que de nourrir l’algorithme sans soutenir personne.

Les applications open source (et F-Droid)

Google Play Store, c’est pratique. Mais c’est aussi un vecteur de tracking et de dépendance à Google Play Services. Beaucoup d’applications refusent de tourner sans ces services.

F-Droid est un store d’applications open source. Pas de tracking, pas de pub, pas de Google. Les applications sont auditées pour la vie privée.

Ce que j’ai installé depuis F-Droid :

Email : Thunderbird
Client email open source. Configuration IMAP/SMTP avec Infomaniak. Léger, rapide, respectueux. Remplace l’appli Gmail.

Navigation : OsmAnd
GPS basé sur OpenStreetMap. Navigation hors ligne, guidage vocal, profils vélo/marche/voiture. Remplace Google Maps. Moins optimal parfois sur le calcul d’itinéraire, mais suffisant pour 95% de mes trajets.

YouTube : NewPipe
Client YouTube sans Google. Pas de pub, pas de tracking, pas de suggestions envahissantes. Téléchargement des vidéos possible. Écoute en arrière-plan.

RSS : Feedflow
Lecteur RSS minimaliste. Synchronisation via Nextcloud (j’ai le même flux sur téléphone et desktop).

Launcher : olauncher
Déjà mentionné. Interface minimaliste.

Navigateur : Firefox
Pas open source à 100%, mais respectueux. Extensions uBlock Origin et ClearURLs pour bloquer les trackers.

Ce que je ne peux pas encore remplacer :

Certaines applications n’ont pas d’équivalent open source viable :

  • Educartable (application de l’école des enfants)
  • Applications bancaires (exigent Google Play Services)
  • Quelques services administratifs

Pour ces cas, je garde le Play Store. Compromis nécessaire.

Les limites de mon approche

Perte de confort : certaines applications sont moins fluides que leurs équivalents propriétaires. OsmAnd est plus lent au démarrage que Google Maps. Thunderbird est moins intégré que Gmail.

Perte de découverte : sans algorithme, je ne tombe plus par hasard sur des contenus inattendus. Ma consommation d’information est plus étroite.

Isolation sociale relative : ne plus être sur Instagram/Facebook, c’est aussi manquer certaines invitations, certains événements. Mes amis les partagent là-bas. Je dois demander activement.

Compromis YouTube : je n’ai pas encore trouvé l’équilibre parfait entre découverte, qualité et respect des créateurs.

Après 6 mois

Mon temps d’écran est passé à 2h par jour en moyenne sur mobile (en comprenant le visionnage de vidéo Youtube) et je cible 1h30. J’ouvre mon téléphone moins souvent. Je ne scrolle plus par réflexe. Je consulte quand j’ai besoin, pas quand le téléphone décide.

Avant, je lisais. Beaucoup même. Mais de moins en moins d’essais. Trop exigeants. Trop longs.

Sur YouTube, j’étais découragé par les vidéos de plus de 10 minutes. Une conférence d’une heure ? Impossible. Même pour des sujets qui m’intéressaient vraiment, le sentiment que je n’avais pas le temps.

Après quelques mois de téléphone sobre, quelque chose s’est réparé.

Je lis à nouveau des essais. Des textes denses, exigeants. Je tiens. Je comprends. Je ne décroche plus toutes les trois pages.

Je regarde des conférences complètes. Une heure trente de Jeanne Guien sur le consumérisme. Sans accélérer. Sans sauter. Concentré du début à la fin.

L’effet inattendu : les séries et les films.

Ma consommation de séries et films a chuté drastiquement. De quotidienne, elle est devenue anecdotique.

Ce n’est pas une décision volontaire. C’est mécanique. Quand mon attention s’est élargie, quand j’ai retrouvé l’accès aux essais, aux conférences, aux contenus exigeants, le divertissement passif a perdu son attrait.

Les séries remplissaient un vide. Elles occupaient un cerveau trop fatigué pour lire, trop dispersé pour se concentrer. Quand le cerveau a récupéré sa capacité d’effort, le besoin de divertissement facile s’est effondré.

L’élargissement du champ des possibles intellectuels laisse moins de place au reste j’imagine.

Le téléphone est redevenu un outil. Il ne me contrôle plus. Ou moins.

Et ensuite ?

Cette configuration est encore imparfaite. Je teste, j’ajuste. Le prochain article abordera une question plus radicale : faut-il envisager des systèmes d’exploitation dégooglisés comme LineageOS ou /e/OS ? Quels sont les gains réels ? Quelles sont les contraintes ?

Et au-delà du téléphone : comment organiser son ordinateur de travail ? Comment limiter la dispersion sur desktop ? Comment découpler les outils de productivité ?

Le principe reste le même : découpler, simplifier, reprendre le contrôle. Un composant à la fois.


Ressources

Lanceur minimaliste :

Store d’applications open source :

Applications recommandées :

Soutenir les créateurs :

Pour aller plus loin :

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