Il y a une œuvre au macLYON dont je ne me souviens plus du nom. L’artiste aussi a disparu de ma mémoire. Samedi dernier, je me tenais devant elle. Aujourd’hui, lundi, il ne reste que les sensations. De loin, une surface blanche ajourée flottait contre le mur. Des banderoles la traversaient comme des guirlandes de fête. Alexis, notre guide, s’est arrêté. Il nous a invités à nous approcher.
La surface était un filet de camouflage militaire. Les guirlandes étaient des banderoles, vraies, celles qu’on tend dans les rues. Alexis nous a fait faire trois pas de plus. Sous le filet, des pics métalliques attendaient. Les mêmes qu’on visse sur les rebords pour empêcher les pigeons de se poser.
Sans Alexis, j’aurais continué mon chemin. J’aurais vu une installation abstraite. Peut-être jolie. Probablement oubliable. Le guide a forcé la lecture par strates. La banderole attirait l’œil comme une guirlande attire l’œil. Le filet camouflait comme un filet de camouflage camoufle. Les pics restaient invisibles comme ils restent invisibles dans l’espace public. Tout était littéral. Chaque élément fonctionnait exactement comme son référent réel.
Cette œuvre m’accompagne depuis samedi. Pourtant je ne me souviens plus du nom.
La médiation change tout
Alexis parlait avec passion. Il décrivait ce que chaque œuvre interrogeait. Comment elle avait été construite. Quelle pensée la structurait. Dans la première salle, Marina Abramović épuisait le langage sur un écran. Elle disait tous les mots qu’elle connaissait. Sa bouche formait les syllabes mécaniquement. Le langage se vidait à mesure qu’elle le prononçait.
Sur un autre écran, Marina et Ulay se donnaient des claques. Le bruit résonnait. Leurs joues rougissaient. Ils continuaient. Alexis laissait le silence s’installer. Il nous demandait où intervenait le spectateur. Quand l’art devenait-il insupportable. Pouvait-on tout autoriser au nom de la performance.
Les panneaux de projection formaient un labyrinthe. En passant, nos ombres se projetaient sur les surfaces. Nous perturbions l’œuvre en la regardant. Alexis expliquait que l’artiste avait prévu cette intrusion. Le spectateur devenait acteur malgré lui. La scénographie elle-même faisait partie du projet.
Plus loin, Journey to Asazi de Simphiwe Ndzube occupait une salle entière. Une procession de sculptures imposantes. Des personnages étranges défilaient. Une barque à taille humaine portait d’autres figures. Un corps suspendu au plafond dominait l’ensemble. Sans Alexis, l’installation serait restée hermétique. Pourquoi ces personnages. Que signifiaient-ils.
L’exposition Histoires personnelles / Réalités politiques croisait les collections du macLYON et du MoCAB de Belgrade. Chaque culture regarde le monde différemment. Chaque position géographique façonne la perception. Alexis plaçait chaque œuvre dans son contexte. Il décodait les symboles. Il expliquait les références. Cette médiation transformait ma visite. Sans elle, j’aurais traversé les salles en surface.
L’intentionnalité comme énigme
En quittant le musée, une question me poursuivait. L’IA générative produit des images. Elle compose de la musique. Elle écrit des textes. Via l’impression 3D, elle pourrait créer des sculptures. Elle réalise déjà des performances vidéo. Elle maîtrise de plus en plus de médiums. Mais peut-elle porter une intention.
L’artiste pense avant de créer. La forme découle du concept. Le médium sert le propos. Marina Abramović épuise le langage pour interroger la communication. L’artiste au filet camoufle pour révéler les mécanismes d’invisibilisation. Rajni Perera et Marigold Santos, dans la dernière salle consacrée à Efflorescence / Tel est notre éveil, tissent des mythes pour explorer l’immigration et la renaissance. Deux intentionnalités fusionnent en une œuvre hybride.
L’IA générative reçoit une instruction. Elle produit un résultat. Entre les deux, que se passe-t-il. Les modèles réfléchissent. Ils émettent des hypothèses. Ils ajustent leur production. Mais pourquoi créent-ils. Quelle nécessité les pousse. Quel projet sous-tend leur geste.
Aujourd’hui, lundi, j’ai parlé avec un ami. Il utilise plusieurs outils d’IA pour concevoir des modèles 3D. Il les imprime ensuite. Il ajuste les paramètres. Il teste différentes configurations. Il obtient des objets complexes qu’il n’aurait jamais pu dessiner à la main. L’IA devient son outil. Comme le pinceau pour le peintre. Comme la caméra pour le vidéaste.
Cette conversation a déplacé ma réflexion. L’IA pure, celle qui génère sans humain, reste peut-être vide d’intention. Mais l’IA comme extension de l’artiste change la donne. L’humain conçoit le projet. L’IA démultiplie les possibles. L’intentionnalité traverse l’outil sans s’y dissoudre.
Je repense aux banderoles et au filet. L’artiste a choisi chaque élément. La banderole pour attirer. Le filet pour camoufler. Les pics pour menacer. Cette séquence forme un système. Un algorithme aurait-il pu concevoir cet agencement. Peut-être. Aurait-il su pourquoi l’agencer ainsi. Je ne sais pas.
Marina Abramović se donnait des claques pour interroger les limites de l’acceptable. Si une IA générait une vidéo similaire, sans corps réel, sans douleur réelle, l’œuvre garderait-elle sa force. Le concept survivrait. La forme resterait. Mais quelque chose manquerait. Le risque. L’engagement physique. La vulnérabilité.
Ce qui demeure
Je ne me souviens plus du nom de l’artiste au filet de camouflage. Cette amnésie interroge la relation entre créateur et création. L’œuvre tient-elle par elle-même ou nécessite-t-elle son auteur. Le projet artistique transcende-t-il l’identité de celui qui le porte.
Sans le guide, je n’aurais jamais compris cette œuvre. Les strates seraient restées invisibles. Pourtant aujourd’hui, sans me souvenir du nom, je garde l’œuvre. Les banderoles qui attirent. Les pics invisibles. Le filet qui camoufle. La littéralité des matériaux. Elle fonctionne dans ma mémoire indépendamment de son créateur.
L’exploration suffit-elle. Le hasard peut créer des formes fascinantes. La nature produit des structures hypnotiques. Personne ne parle d’intentionnalité pour un cristal de neige. Pourtant sa beauté opère.
Peut-être l’intentionnalité importe-t-elle moins que je le pensais samedi. Peut-être l’œuvre existe-t-elle indépendamment de la volonté qui la précède. Ou peut-être cette volonté reste-t-elle nécessaire, même quand on l’oublie, pour que la forme devienne œuvre et pas seulement objet.
Samedi, je suis entré au musée avec une certitude. L’IA ne peut pas créer comme les artistes créent. Aujourd’hui, lundi, je n’ai plus de certitude. Mon ami imprime des formes complexes. D’autres composent avec des algorithmes. D’autres encore filment avec des modèles génératifs. L’intentionnalité traverse peut-être ces nouvelles pratiques.
Ou peut-être l’intentionnalité elle-même évolue. Peut-être elle se réinvente avec chaque médium. Marina épuisait le langage avec son corps. L’artiste au filet épuisait le camouflage avec des matériaux littéraux. Demain, quelqu’un épuisera peut-être les algorithmes génératifs avec une intention que nous ne savons pas encore nommer.
Les salles du macLYON gardent les œuvres. Alexis continue ses visites. Les spectateurs projettent leurs ombres sur les panneaux. Et moi je garde une œuvre sans nom, un filet de camouflage qui camoufle des pics, qui fonctionne même quand j’oublie qui l’a conçue.
C’est peut-être ça, l’art. Ce qui reste quand on a tout oublié sauf l’essentiel.
Quelques notes complémentaires sur l’IA, l’art et l’intentionnalité.
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