75% de l’énergie pour rien

Les chercheurs de l’Université de Purdue et de Microsoft Research ont installé des capteurs sur des smartphones en 2012. Ils voulaient mesurer où partait l’énergie dans les applications gratuites. Résultat pour Angry Birds : 20% de l’énergie consommée sert au jeu. Les 80% restants alimentent l’infrastructure publicitaire invisible. Dans une application d’actualités gratuite testée, seuls 30% de l’énergie servent à afficher les nouvelles. Les 70% restants partent dans les modules publicitaires tiers et les trackers.

Ces mesures révèlent l’architecture réelle du web gratuit. Chaque page chargée, chaque application lancée déclenche une cascade de connexions invisibles. Pendant que l’utilisateur consulte un article ou fait exploser des cochons verts, son appareil télécharge des fichiers publicitaires, contacte des dizaines de serveurs, envoie des données de localisation à des entreprises dont il n’a jamais entendu parler.

Mais il y a autre chose dans ces données. Quelque chose de plus profond que les pourcentages d’énergie. Une asymétrie fondamentale entre ce que nous croyons accepter et ce qui se passe réellement. Je vais y revenir.

Le poids de l’invisible

Quand un navigateur charge une page du journal Libération, il télécharge 2,48 mégaoctets selon les mesures de GreenIT.fr menées par Frédéric Bordage entre 2010 et 2018. Sur ces 2,48 Mo, environ 0,74 Mo servent à afficher le contenu éditorial. Le reste, 1,74 Mo, ce sont des publicités et des trackers. Les publicités représentent 39% du poids des pages web et 60% du temps de chargement.

Un site web moyen contient 48 trackers d’après une étude NordVPN de 2022. Les réseaux sociaux en ont 160. Ces trackers collectent plus de cinquante informations sur chaque navigateur pour créer une empreinte unique. L’étude WebCensus de Princeton a analysé un million de sites. Elle a trouvé 81 000 entités tierces qui collectent des données. Google apparaît sur 74% de tout le trafic web selon WhoTracks.Me.

Le fingerprinting identifie 99% des navigateurs de manière unique selon les chercheurs de Princeton. Cette technique récupère la liste des polices installées, la résolution d’écran, le fuseau horaire, les plugins. Plus de 14 000 sites utilisent le fingerprinting. Vider ses cookies ne change rien. L’empreinte reste.

Ce que cela coûte en énergie

Les applications mobiles gratuites consomment 75% d’énergie supplémentaire par rapport aux versions payantes sans publicité. Cette donnée provient des travaux de Microsoft et de l’Université de Purdue publiés en 2012. Dans les jeux mobiles gratuits, 65 à 75% de l’énergie totale part dans les modules publicitaires tiers.

La connexion réseau reste active dix secondes après avoir transféré une publicité. Cela représente 28% de consommation énergétique résiduelle selon les mêmes chercheurs. Cette « queue énergétique » s’accumule à chaque publicité affichée.

Les publicités représentent 48% des données mobiles nécessaires au chargement d’une page web selon Enders Analysis. Certains sites d’information montent à 79%. Sur un forfait de 20 Go, un utilisateur en dépense 9,6 pour télécharger des contenus qu’il n’a pas demandés.

L’étude Pingdom sur les cinquante principaux sites d’actualités montre un temps de chargement moyen de 9,46 secondes avec trackers. Sans trackers, ce temps tombe à 2,69 secondes. Le site nypost.com contient 85 trackers. Sans ces trackers, le temps de chargement passe de quinze secondes à trois secondes.

32% des Français changent de smartphone parce que la batterie ne tient plus selon Kantar et Recommerce. Les batteries lithium-ion perdent de leur capacité à chaque cycle de charge. Plus un appareil charge souvent, plus vite sa batterie vieillit. Les trackers et publicités accélèrent ce processus en forçant des recharges plus fréquentes.

L’échelle mondiale

L’affichage publicitaire numérique consomme 6,5 milliards de kilowattheures par an selon les estimations de Xenoss. Pour contextualiser ce chiffre, la consommation électrique annuelle de la France s’élève à environ 460 milliards de kWh. La publicité numérique mondiale représente donc environ 1,4% de la consommation française.

Le cabinet Scope3 a mesuré les émissions carbone de la publicité digitale dans cinq pays. Total mensuel : 215 000 tonnes de CO2. Pour la France seule, 22 700 tonnes par mois. Une campagne publicitaire classique comprenant vidéo, référencement payant et affichage programmatique émet 71 tonnes de CO2 équivalent selon l’étude fifty-five de 2022. Le système d’enchères programmatiques représente 60% de cette empreinte.

Pour donner un ordre de grandeur, 71 tonnes équivalent à l’empreinte carbone annuelle de sept Français moyens ou trente-cinq allers-retours Paris-New York. Chaque campagne publicitaire.

Ce qui se passe dans l’attention

Gloria Mark enseigne à l’Université de Californie Irvine. Elle mesure l’attention depuis 2004. En 2004, les gens regardaient leur écran pendant 2,5 minutes avant de changer de tâche. En 2024, ce temps est tombé à 47 secondes. La durée médiane. La moitié des gens tiennent moins longtemps.

Après une interruption, un utilisateur a besoin de 23 à 25 minutes pour retrouver une concentration profonde selon les recherches de Mark. Les publicités interrompent. Les notifications interrompent. Les suggestions de contenu interrompent. Si une personne est interrompue toutes les 47 secondes, elle ne retrouve jamais cette concentration profonde.

Les plateformes utilisent les récompenses variables découvertes par B.F. Skinner dans les années 1930. Le sujet tire sur un levier, il reçoit parfois une récompense. Il ne sait pas quand. Ce mécanisme génère les comportements les plus compulsifs mesurés en laboratoire. Instagram retient parfois les likes pour les délivrer en rafales selon Tristan Harris du Center for Humane Technology. Cela crée un effet comparable aux machines à sous.

L’OMS Europe a publié des données en septembre 2024. L’utilisation problématique des réseaux sociaux chez les 11-15 ans est passée de 7% en 2018 à 11% en 2022. Le Surgeon General américain a établi en 2023 que les adolescents passant plus de trois heures par jour sur les réseaux présentent un risque doublé de problèmes de santé mentale.

L’étude INSERM Mentalo révèle qu’un jeune Français sur trois présente un risque modéré ou sévère d’altération du bien-être anxieux-dépressif. Le texte ne précise pas si cela résulte uniquement des écrans, mais la corrélation temporelle avec l’adoption massive des smartphones entre 2010 et 2020 suggère un lien.

Le consentement qui n’en est pas un

L’étude Nouwens et collaborateurs a analysé 10 000 sites britanniques en 2020. Elle a mesuré le respect des exigences légales minimales pour les bannières de cookies. Résultat : 11,8% des bannières respectent la loi. Les 88,2% restants utilisent ce que les chercheurs appellent des dark patterns. Des interfaces conçues pour manipuler.

Avec ces manipulations, 93,8% des utilisateurs acceptent les cookies. Sans manipulation, ce taux tombe à 53,2%. L’étude CNIL et Direction interministérielle de la transformation publique de 2023 montre qu’avec un design équitable, 33 à 46% des utilisateurs refusent les cookies.

La différence entre 93,8% et 46%, c’est cinquante points de pourcentage obtenus par la manipulation. Ce sont des dizaines de millions de personnes qui acceptent ce qu’elles auraient refusé avec une interface honnête.

Lire toutes les politiques de confidentialité des sites visités en un an nécessite 76 jours de travail selon Carnegie Mellon. Personne ne lit. 56,7% des utilisateurs cliquent sur le bouton le plus visible pour fermer rapidement la bannière selon les études de la CNIL. Aucune différence significative n’apparaît selon le texte affiché. Cela suggère que les utilisateurs ne lisent pas le contenu.

Les chiffres de l’industrie

L’industrie publicitaire mondiale a généré 933 milliards de dollars en 2024 selon Magna. Le numérique représente 680 milliards. Google, Meta et Amazon captent à eux trois 416,6 milliards de dollars annuels. En France, le marché pèse 10,97 milliards d’euros. Ces trois acteurs en prennent 68 à 74%. Ils ont accaparé 90% de la croissance du marché en 2024.

La CNIL estime qu’un profil utilisateur génère environ 40 euros par mois et par service via le ciblage publicitaire. Le revenu moyen par utilisateur de Meta atteint 68,44 dollars par trimestre aux États-Unis et 23,14 dollars en Europe. Cela représente environ 93 euros par an par utilisateur européen.

Ces revenus financent des services gratuits. Google et Meta tirent respectivement 81% et 98% de leurs revenus de la publicité. Sans ce modèle, beaucoup de contenus deviendraient payants. Cette affirmation ne constitue pas un jugement de valeur mais un fait économique vérifiable.

L’étude Network Advertising Initiative de 2009 a montré que la publicité ciblée génère en moyenne 2,7 fois plus de revenus que la publicité non ciblée. Elle convertit deux fois mieux les clics en achats. L’efficacité mesurée explique la persistance du modèle.

Cependant, certaines études suggèrent que la publicité contextuelle, basée sur le contenu de la page plutôt que sur l’utilisateur, génère un taux de conversion supérieur de 30% tout en préservant la vie privée. Le marché de la publicité contextuelle est projeté à 562 milliards de dollars d’ici 2030. 50% des marketeurs prévoient d’augmenter leurs investissements dans ce domaine.

Ce qu’on peut mesurer soi-même

L’étude du New York Times de 2015 a montré que les bloqueurs de publicité réduisent la consommation de données et accélèrent le chargement de plus de 50%. Mozilla Firefox avec Tracking Protection génère une réduction de 39% de l’utilisation des données et 44% du temps de chargement médian. AdGuard estime qu’entre 7% et 20% des requêtes web concernent des publicités et traceurs pouvant être bloqués.

Un utilisateur peut tester cela. Installer uBlock Origin sur son navigateur. Charger une page d’actualité. Noter le temps de chargement. Désactiver uBlock. Recharger la même page. La différence apparaît en secondes, pas en millisecondes.

67% des adultes américains désactivent les cookies ou le tracking selon Pew Research 2023. 79% préfèrent les publicités contextuelles aux publicités comportementales. Cela suggère que l’opinion publique a déjà tranché. Les pratiques de l’industrie divergent de ce que les utilisateurs veulent réellement.

L’asymétrie fondamentale

Voici ce qui émerge de ces données. Le modèle économique du web gratuit fonctionne sur une asymétrie d’information structurelle. Quand un utilisateur clique sur « Accepter tous les cookies », il croit autoriser le site à se souvenir de ses préférences. Le texte ne lui dit pas explicitement qu’il autorise 48 entreprises à créer une empreinte de son navigateur, à suivre ses déplacements pendant des mois, à vendre ces informations à 81 000 entités tierces.

Quand cet utilisateur télécharge une application gratuite, il croit obtenir un service sans payer. Il ne calcule pas qu’il paiera trois euros par mois en données mobiles selon les estimations Enders Analysis, que sa batterie durera moitié moins longtemps d’après l’Université de Purdue, que son téléphone vieillira deux fois plus vite.

Le modèle fonctionne parce que ces coûts restent invisibles. Personne ne facture explicitement. Un utilisateur ne reçoit pas de relevé mensuel indiquant : « Ce mois-ci, vous avez payé 4,20 euros en données mobiles pour des publicités, 2,80 euros en électricité supplémentaire pour recharger votre batterie plus souvent, et 8,30 euros d’usure accélérée de votre appareil. »

Si les utilisateurs recevaient ce relevé, beaucoup changeraient probablement de comportement. Mais ils ne le reçoivent pas. L’infrastructure reste cachée. Elle consomme la batterie, la bande passante, l’attention, sans jamais apparaître dans aucun tableau de bord.

La question de la gravité

Est-ce grave? La réponse dépend des valeurs. Si on considère qu’un service gratuit vaut n’importe quel coût caché, alors non. Si on pense que la transparence sur les vrais prix des choses compte, alors oui.

Les bloqueurs de publicité existent. Ils réduisent la consommation de données de 39%, le temps de chargement de 44%, la consommation d’énergie de 75% selon les études citées. Mais ils cassent aussi certaines fonctionnalités. Certains sites refusent de s’afficher. C’est un arbitrage réel avec des coûts visibles des deux côtés.

Le vrai problème du modèle actuel, c’est qu’il ne laisse pas faire cet arbitrage consciemment. Il décide pour l’utilisateur que ses 26 points de batterie mesurés par Purdue, ses 1,74 mégaoctets de données mesurés par GreenIT, ses 47 secondes d’attention mesurées par Gloria Mark valent moins que le service gratuit proposé.

L’étude Purdue a mesuré Angry Birds en 2012. Vingt-quatre minutes de jeu consomment vingt-six points de batterie avec publicités, neuf points sans publicités. Dix-sept points de différence. Cette mesure concrète révèle le coût réel du mot « gratuit ».

La publicité contextuelle émerge comme alternative viable. Elle génère potentiellement plus de revenus que le tracking comportemental selon certaines études récentes. Elle préserve la vie privée. Elle consomme moins d’énergie. Le marché est projeté à 562 milliards de dollars d’ici 2030.

Entre le modèle actuel basé sur la surveillance et un modèle futur basé sur le contexte, la transition dépendra probablement moins des arguments éthiques que des données économiques. Si la publicité contextuelle rapporte réellement plus que le tracking comportemental tout en coûtant moins cher en infrastructure, le marché basculera. Les mesures suggèrent que ce basculement a peut-être déjà commencé.


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