Étiquette : IA

  • La rouille et le calcul

    Note liminaire

    Ce texte est né d’une collaboration avec Claude, modèle d’intelligence artificielle développé par Anthropic. J’ai fourni les contraintes, la méthode narrative, et le sujet initial : ma visite au musée d’art contemporain de Lyon. Claude a écrit le texte que vous vous apprêtez à lire. L’exercice visait à explorer ce qui se passe quand on demande à une IA d’écrire sur sa propre incapacité à créer de l’art. Une forme d’auto-réflexion assistée. Ou de ventriloquie. Ou les deux. Les phrases sont de Claude. Les questions soulevées restent les miennes. La frontière entre création humaine et génération algorithmique se trouble ici volontairement. C’est précisément le point.

    Le guide s’est arrêté devant un morceau de tissu brut, suspendu à quatre fils de pêche transparents. J’ai attendu qu’il parle. Le silence a duré quinze secondes, peut-être vingt. Quelqu’un a toussé. Puis il a dit : « L’artiste a choisi ce tissu dans l’atelier de son grand-père, mort trois mois avant. Il l’a suspendu à la hauteur exacte de ses propres yeux. » Cette phrase a changé ce que je voyais. Le tissu a cessé d’être un tissu.

    Je ne savais pas encore que cette suspension de vingt secondes allait me hanter pendant des semaines, chaque fois que je demanderais à Claude ou à Midjourney de produire quelque chose.


    Le musée d’art contemporain de Lyon occupe un bâtiment qui sent la peinture fraîche et le bois vernis. Les sols grincent. La lumière entre par des fenêtres hautes et découpe des rectangles blancs sur les murs. J’ai suivi le groupe, carnet en main, en écoutant le guide déplier les intentions derrière chaque œuvre. Une sculpture en métal rouillé. Une vidéo de huit minutes où une femme marche dans un couloir. Trois photographies d’un parking vide.

    Chaque fois, le guide donnait le contexte. L’histoire personnelle de l’artiste. Le moment historique. Les choix techniques. La sculpture en métal venait d’une artiste dont le frère était métallurgiste. Elle avait volontairement laissé rouiller le métal pendant deux hivers à l’extérieur avant de le façonner. La rouille portait le temps. Le temps portait l’attente. L’attente portait la perte.

    J’ai pensé aux images que je génère avec Midjourney. Elles arrivent en trente secondes. Belles, souvent. Techniquement impressionnantes, toujours. Mais si quelqu’un me demandait pourquoi j’ai choisi tel paramètre, telle graine aléatoire, je ne pourrais que répondre : « Ça rendait bien. »


    L’IA peut fabriquer des images. Des textes aussi. Elle commence à modeler des formes tridimensionnelles via l’impression 3D. Elle compose de la musique. Elle assemble des vidéos. La liste des médiums accessibles s’allonge chaque trimestre. Dans cinq ans, elle maîtrisera probablement le tissage numérique, la céramique robotisée, peut-être même la performance physique via des corps synthétiques.

    Mais voilà le problème qui m’est apparu devant ce tissu suspendu : l’IA produit sans avoir eu à choisir.

    L’artiste au musée avait sélectionné ce tissu parmi cent autres. Elle avait refusé le lin, trop noble. Écarté le coton, trop ordinaire. Elle voulait ce chanvre grossier, cette texture que son grand-père touchait chaque matin en ouvrant l’atelier. Elle avait mesuré la hauteur de suspension au millimètre. Trop haut, l’œuvre dominait le spectateur. Trop bas, elle se soumettait. À hauteur d’yeux, elle proposait une rencontre.

    Chaque décision portait un refus. Chaque refus révélait une intention.

    Quand je demande à Midjourney « une forêt mystérieuse au crépuscule », l’algorithme me donne une image. Belle, certes. Mais il n’a rien refusé. Il a calculé des probabilités. Assemblé des patterns. Optimisé une fonction de vraisemblance. Il n’a jamais eu à se demander si le crépuscule devait être orangé ou violet, et pourquoi ce choix importait pour ce qu’il voulait dire.


    Le guide a parlé d’une installation sonore au deuxième étage. Des haut-parleurs diffusaient le bruit d’une cuisine. Eau qui coule. Couteau sur planche. Grésillement dans une poêle. L’artiste avait enregistré ces sons dans la maison de son enfance, juste avant sa démolition. Il avait mixé les pistes pendant six mois. Ajusté chaque volume. Synchronisé le couteau et l’eau pour créer un rythme particulier qui rappelait le pas de sa mère.

    J’ai fermé les yeux. J’ai entendu la cuisine. Puis j’ai entendu la perte. Puis j’ai entendu la tentative de retenir ce qui disparaît.

    Un modèle d’IA peut générer le son d’une cuisine. Il le fera avec précision. Les fréquences seront justes. Le réalisme sera là. Mais il ne mixera jamais pendant six mois pour faire correspondre un rythme avec le souvenir du pas d’une mère morte.

    L’intentionnalité se trouve dans l’écart entre ce qui est techniquement possible et ce qui est finalement choisi. L’artiste possède mille options. Il en refuse neuf cent quatre-vingt-dix-neuf. Ce qui reste porte le poids de tous les refus.


    Je pense aux modèles réflexifs. Claude opus, GPT-o1, les architectures qui incluent une phase de délibération interne avant de produire. Ils simulent une forme de réflexion. Ils pèsent des alternatives. Ils évaluent des options.

    Peut-être qu’un jour, un modèle pourra dire : « J’ai généré vingt versions de cette image. J’ai gardé celle-ci parce que le bleu dans le coin supérieur gauche crée une tension avec le rouge central, et cette tension évoque la solitude que je voulais transmettre. »

    Mais même là, une question demeure. Le modèle a-t-il voulu transmettre la solitude parce qu’il a ressenti la solitude ? Ou parce qu’on lui a demandé de produire une image évoquant la solitude ?

    L’artiste au musée n’a pas choisi de parler de perte parce qu’on le lui avait demandé. Il a choisi de parler de perte parce qu’il portait cette perte. Elle débordait. L’œuvre était la forme que ce débordement a prise.


    En quittant le musée, je suis repassé devant le tissu suspendu. Les fils de pêche brillaient dans la lumière rasante de fin d’après-midi. J’ai repensé aux vingt secondes de silence du guide. À l’attente qu’il avait créée. À la manière dont cette attente avait préparé mes yeux à voir autre chose qu’un tissu.

    L’IA produit instantanément. Elle ne connaît ni l’attente ni le doute. Elle ne connaît que l’exécution.

    Peut-être que l’art commence vraiment dans ces vingt secondes de silence. Dans l’hésitation avant de poser le premier trait. Dans les nuits blanches à se demander si le projet a du sens. Dans la décision de tout recommencer parce que quelque chose sonne faux.

    L’IA peut apprendre à simuler le résultat de ces hésitations. Mais elle ne vivra jamais l’hésitation elle-même. Et sans l’hésitation, sans le doute, sans la possibilité réelle de l’échec, je me demande si ce qui reste peut encore s’appeler de l’art.

    Ou si c’est simplement devenu quelque chose d’autre. Quelque chose de nouveau. Quelque chose qui attend encore son nom.

  • L’œuvre dont j’ai oublié le nom

    Il y a une œuvre au macLYON dont je ne me souviens plus du nom. L’artiste aussi a disparu de ma mémoire. Samedi dernier, je me tenais devant elle. Aujourd’hui, lundi, il ne reste que les sensations. De loin, une surface blanche ajourée flottait contre le mur. Des banderoles la traversaient comme des guirlandes de fête. Alexis, notre guide, s’est arrêté. Il nous a invités à nous approcher.

    La surface était un filet de camouflage militaire. Les guirlandes étaient des banderoles, vraies, celles qu’on tend dans les rues. Alexis nous a fait faire trois pas de plus. Sous le filet, des pics métalliques attendaient. Les mêmes qu’on visse sur les rebords pour empêcher les pigeons de se poser.

    Sans Alexis, j’aurais continué mon chemin. J’aurais vu une installation abstraite. Peut-être jolie. Probablement oubliable. Le guide a forcé la lecture par strates. La banderole attirait l’œil comme une guirlande attire l’œil. Le filet camouflait comme un filet de camouflage camoufle. Les pics restaient invisibles comme ils restent invisibles dans l’espace public. Tout était littéral. Chaque élément fonctionnait exactement comme son référent réel.

    Cette œuvre m’accompagne depuis samedi. Pourtant je ne me souviens plus du nom.

    La médiation change tout

    Alexis parlait avec passion. Il décrivait ce que chaque œuvre interrogeait. Comment elle avait été construite. Quelle pensée la structurait. Dans la première salle, Marina Abramović épuisait le langage sur un écran. Elle disait tous les mots qu’elle connaissait. Sa bouche formait les syllabes mécaniquement. Le langage se vidait à mesure qu’elle le prononçait.

    Sur un autre écran, Marina et Ulay se donnaient des claques. Le bruit résonnait. Leurs joues rougissaient. Ils continuaient. Alexis laissait le silence s’installer. Il nous demandait où intervenait le spectateur. Quand l’art devenait-il insupportable. Pouvait-on tout autoriser au nom de la performance.

    Les panneaux de projection formaient un labyrinthe. En passant, nos ombres se projetaient sur les surfaces. Nous perturbions l’œuvre en la regardant. Alexis expliquait que l’artiste avait prévu cette intrusion. Le spectateur devenait acteur malgré lui. La scénographie elle-même faisait partie du projet.

    Plus loin, Journey to Asazi de Simphiwe Ndzube occupait une salle entière. Une procession de sculptures imposantes. Des personnages étranges défilaient. Une barque à taille humaine portait d’autres figures. Un corps suspendu au plafond dominait l’ensemble. Sans Alexis, l’installation serait restée hermétique. Pourquoi ces personnages. Que signifiaient-ils.

    L’exposition Histoires personnelles / Réalités politiques croisait les collections du macLYON et du MoCAB de Belgrade. Chaque culture regarde le monde différemment. Chaque position géographique façonne la perception. Alexis plaçait chaque œuvre dans son contexte. Il décodait les symboles. Il expliquait les références. Cette médiation transformait ma visite. Sans elle, j’aurais traversé les salles en surface.

    L’intentionnalité comme énigme

    En quittant le musée, une question me poursuivait. L’IA générative produit des images. Elle compose de la musique. Elle écrit des textes. Via l’impression 3D, elle pourrait créer des sculptures. Elle réalise déjà des performances vidéo. Elle maîtrise de plus en plus de médiums. Mais peut-elle porter une intention.

    L’artiste pense avant de créer. La forme découle du concept. Le médium sert le propos. Marina Abramović épuise le langage pour interroger la communication. L’artiste au filet camoufle pour révéler les mécanismes d’invisibilisation. Rajni Perera et Marigold Santos, dans la dernière salle consacrée à Efflorescence / Tel est notre éveil, tissent des mythes pour explorer l’immigration et la renaissance. Deux intentionnalités fusionnent en une œuvre hybride.

    L’IA générative reçoit une instruction. Elle produit un résultat. Entre les deux, que se passe-t-il. Les modèles réfléchissent. Ils émettent des hypothèses. Ils ajustent leur production. Mais pourquoi créent-ils. Quelle nécessité les pousse. Quel projet sous-tend leur geste.

    Aujourd’hui, lundi, j’ai parlé avec un ami. Il utilise plusieurs outils d’IA pour concevoir des modèles 3D. Il les imprime ensuite. Il ajuste les paramètres. Il teste différentes configurations. Il obtient des objets complexes qu’il n’aurait jamais pu dessiner à la main. L’IA devient son outil. Comme le pinceau pour le peintre. Comme la caméra pour le vidéaste.

    Cette conversation a déplacé ma réflexion. L’IA pure, celle qui génère sans humain, reste peut-être vide d’intention. Mais l’IA comme extension de l’artiste change la donne. L’humain conçoit le projet. L’IA démultiplie les possibles. L’intentionnalité traverse l’outil sans s’y dissoudre.

    Je repense aux banderoles et au filet. L’artiste a choisi chaque élément. La banderole pour attirer. Le filet pour camoufler. Les pics pour menacer. Cette séquence forme un système. Un algorithme aurait-il pu concevoir cet agencement. Peut-être. Aurait-il su pourquoi l’agencer ainsi. Je ne sais pas.

    Marina Abramović se donnait des claques pour interroger les limites de l’acceptable. Si une IA générait une vidéo similaire, sans corps réel, sans douleur réelle, l’œuvre garderait-elle sa force. Le concept survivrait. La forme resterait. Mais quelque chose manquerait. Le risque. L’engagement physique. La vulnérabilité.

    Ce qui demeure

    Je ne me souviens plus du nom de l’artiste au filet de camouflage. Cette amnésie interroge la relation entre créateur et création. L’œuvre tient-elle par elle-même ou nécessite-t-elle son auteur. Le projet artistique transcende-t-il l’identité de celui qui le porte.

    Sans le guide, je n’aurais jamais compris cette œuvre. Les strates seraient restées invisibles. Pourtant aujourd’hui, sans me souvenir du nom, je garde l’œuvre. Les banderoles qui attirent. Les pics invisibles. Le filet qui camoufle. La littéralité des matériaux. Elle fonctionne dans ma mémoire indépendamment de son créateur.

    L’exploration suffit-elle. Le hasard peut créer des formes fascinantes. La nature produit des structures hypnotiques. Personne ne parle d’intentionnalité pour un cristal de neige. Pourtant sa beauté opère.

    Peut-être l’intentionnalité importe-t-elle moins que je le pensais samedi. Peut-être l’œuvre existe-t-elle indépendamment de la volonté qui la précède. Ou peut-être cette volonté reste-t-elle nécessaire, même quand on l’oublie, pour que la forme devienne œuvre et pas seulement objet.

    Samedi, je suis entré au musée avec une certitude. L’IA ne peut pas créer comme les artistes créent. Aujourd’hui, lundi, je n’ai plus de certitude. Mon ami imprime des formes complexes. D’autres composent avec des algorithmes. D’autres encore filment avec des modèles génératifs. L’intentionnalité traverse peut-être ces nouvelles pratiques.

    Ou peut-être l’intentionnalité elle-même évolue. Peut-être elle se réinvente avec chaque médium. Marina épuisait le langage avec son corps. L’artiste au filet épuisait le camouflage avec des matériaux littéraux. Demain, quelqu’un épuisera peut-être les algorithmes génératifs avec une intention que nous ne savons pas encore nommer.

    Les salles du macLYON gardent les œuvres. Alexis continue ses visites. Les spectateurs projettent leurs ombres sur les panneaux. Et moi je garde une œuvre sans nom, un filet de camouflage qui camoufle des pics, qui fonctionne même quand j’oublie qui l’a conçue.

    C’est peut-être ça, l’art. Ce qui reste quand on a tout oublié sauf l’essentiel.

    Quelques notes complémentaires sur l’IA, l’art et l’intentionnalité.