J’ai le sentiment de vivre pas mal de choc intellectuels en ce moment. En rentrant hier j’ai écouté par hasard sur la route la série documentaire sur France Culture et plus précisément l’épisode 3/4 : « L’animalisation : matrice de toutes les dominations » de la série « Le monde après le spécisme – En finir avec l’oppression des animaux ».
Je suis déjà sensibilisé à ces questions et malgré ça entendre David, employé dans un abattoir décrire son expérience à été un vrai choc. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai pensé à « Réparer les vivants » de Maylis de Kerangal qui était un livre qui m’avait beaucoup touché et par association d’idée j’avais « désassembler les vivants » un titre et une idée que j’avais besoin de mettre par écrit. Voilà ce que ça a donné, manière d’exorciser ce que ce documentaire à provoqué chez moi !
Désassembler le vivant
Cinq heures trente le réveil sonne, toujours à la même heure. Même le dimanche mon corps se réveille à cinq heures trente maintenant. Dormir c’est plus vraiment dormir c’est juste fermer les yeux et attendre que ça passe. Marie dort encore elle dort bien elle a cette chance de dormir bien moi je rêve de la chaîne je rêve du bruit ce grondement hydraulique ce sifflement des pistons même dans le silence je l’entends toujours
L’aube n’existe pas. Les néons ont avalé la nuit.
La douche pour me réveiller vraiment. L’eau, froide, sur la peau froide. Être propre avant d’aller là-bas. Marie dit que je sens rien mais moi je la sens cette odeur qui colle à la peau qui rentre dans les pores qui reste.
La route est vide à cette heure-ci, juste les phares de ma Clio sur le bitume mouillé. Novembre, il pleut tout le temps en novembre, la pluie sur le pare-brise les essuie-glaces qui grincent droite gauche droite gauche comme un métronome comme la cadence un rythme qui te rentre dans le crâne qui te lâche plus.
Le parking de l’abattoir, déjà trois voitures. Ahmed est toujours le premier, toujours lui le premier au poste 1. Comment il fait pour revenir chaque matin ? On revient, il revient toujours parce qu’il faut bien payer le loyer, la bouffe, les conneries qu’on achète pour oublier qu’on paie le loyer et la bouffe.
Les vestiaires ça pue le chlore et autre chose, cette odeur encore. Cette odeur partout. Ahmed est déjà en combinaison blanche, il me regarde pas. Il regarde jamais personne le matin, il prie je crois ou alors il parle tout seul. On est tous un peu fous ici faut être un peu fou pour tenir ou devenir fou c’est pareil finalement.
La combinaison blanche transforme les hommes en fantômes.
On ne reconnaît personne à son visage.
On reconnaît les démarches.
Tous des fantômes identiques.
J’enfile la combinaison. Les bottes. Le casque. Tout le monde pareil, tous blancs tous pareils, des fantômes robots. Le chef distribue les postes aujourd’hui poste 7, encore, toujours le poste 7. Section des jarrets. Mon poste, mon coin, ma place dans la machine. Je connais le geste par cœur : le couteau — trois cents grammes d’acier aiguisé qui transformeront mon bras en plomb — chaque jour faut l’aiguiser sinon ça accroche et quand ça accroche c’est pire. Faut que ça glisse, faut que la lame entre comme dans du beurre. On dit ça comme dans du beurre, comme dans du boeuf.
Le couteau.
La main oublie qu’elle est une main.
Devient prolongement.
Devient outil.
Six heures pile, la chaîne démarre. Ce bruit, ce putain de bruit qui te remplit la tête qui efface tout le reste… les pensées… les doutes… les questions. Surtout les questions. Faut surtout pas penser. La pensée ralentit. Ford le disait déjà. Ford savait : un ouvrier qui pense c’est un ouvrier qui coûte
Je rêve de Ford debout dans les abattoirs de Chicago.
Il observe les carcasses suspendues glissant sur leurs rails.
Chaque homme : un geste unique
Chaque geste : mille fois répété
Il sourit il a vu l’avenir il a vu que le vivant pouvait devenir pièce
La première unité arrive — suspendue au crochet qui glisse sur le rail. Un bœuf toutes les minutes trente / quarante à l’heure / trois cent vingt pendant mon service / une tonne peut-être. Peut-être plus je sais plus le poids, j’ai arrêté de penser au poids, au volume, à la masse. Des unités, c’est tout on dit unité on dit jamais bœuf, on dit jamais l’animal, on dit unité comme à l’usine Michelin avant quand je vissais les amortisseurs on disait pièces, on disait unités. C’est pareil sauf que là c’était froid.
Mes mains bougent toutes seules maintenant. Je pense même plus au geste : la lame se lève, trouve le point d’entrée entre l’os et le tendon, tranche, sectionne, le jarret tombe dans le bac en inox. Un bruit métallique et puis la suivante déjà qui arrive quatre-vingt-dix secondes entre chaque, une minute trente pour que le corps passe de Ahmed à moi, du vivant au mort, du chaud au froid.
Le premier poste s’appelle « étourdissement ». Ahmed attend, pistolet à tige perforante à la main. Il vise le front. Une tige d’acier traverse le crâne, détruit le cerveau. La bête s’effondre.
Il voit les yeux lui. Je vois pas les yeux moi, je vois que des morceaux déjà découpés déjà ouverts déjà vidés. Mais Ahmed il voit les yeux. Il m’a dit une fois qu’il demandait pardon chaque matin avant de commencer. Il demande pardon mais à qui à Dieu ? aux bêtes ? à lui-même ? Je sais pas moi je demande rien je fais juste le geste.
Quarante à l’heure ça fait combien par jour ? Je calcule plus, j’ai arrêté de calculer, si tu calcules tu deviens fou. Si tu multiplies quarante fois huit heures fois cinq jours fois cinquante semaines ça fait des chiffres qui veulent rien dire, des nombres abstraits. Comme dans les rapports du directeur. Valorisation — optimisation — rentabilité, des mots qui cachent d’autres mots
La chaîne assemble. La chaîne désassemble.
Même logique. Même foi dans l’efficacité.
Des morceaux inertes qui deviennent mouvement.
Du mouvement qui devient morceaux inertes.
Je connais tous les morceaux : le jarret, la bavette, la hampe, l’onglet. Je connais leur valeur au kilo, leur destination : le jarret part en pot-au-feu, la bavette finit en steak haché, les abats partent en Asie. Rien ne se perd.
Le directeur dit : « Nous valorisons l’intégralité de l’animal. C’est une question de respect. »
C’est ce qu’il dit lors des réunions. Nous valorisons l’intégralité de l’animal c’est une question de respect. Respect, ce mot flotte dans l’air saturé de chlore perd son sens devient son propre contraire je sais plus ce que signifie ce mot.
Des fois la chaîne se bloque. Panne électrique, court-circuit, quelque chose qui coince et là, dans ce silence, encore pire que le bruit : tu entends les bêtes derrière dans les couloirs d’attente. Tu les entends respirer, souffler, leurs sabots sur le béton et là tu peux plus faire semblant. Tu peux plus te mentir, tu sais ce qui se passe ici, tu sais vraiment. Mais la chaîne redémarre. Toujours. Au bout de quelques minutes,le bruit revient et tu peux recommencer à oublier.
Le silence est immense,
le silence est insupportable,
dans le silence on entend ce qu’on avait oublié,
le vivant qui respire encore derrière les portes.
Le consultant est venu la semaine dernière avec sa tablette, sa caméra, son costume. Il filmait les gestes, chronométrait, prenait des notes. On aurait dit qu’il cherchait où on pourrait encore gagner trois secondes. Il avait trente ans peut-être. Des chaussures propres. Une odeur de parfum cher qui flottait derrière lui. Il a tenu deux jours. Parti le troisième matin. Il a dit qu’il était malade mais Karim l’a vu vomir dans les toilettes des visiteurs. Vomir comme s’il voulait se vider de ce qu’il avait vu. Moi je vomis plus, je me suis habitué. Le corps s’habitue à tout. C’est ça le pire le corps s’habitue et après l’esprit suit ou alors c’est l’inverse je sais plus.
Ford écrivait : “Le travail répétitif – faire la même chose encore et encore, toujours de la même manière – est une perspective terrifiante pour certains esprits. Elle me terrifie.”
Il écrivait aussi que l’ouvrier moyen voulait un travail où il n’avait pas à penser.
Terrifiant pour lui. Parfait pour nous
Le consultant avait la même certitude qu’il existait deux sortes d’esprits. En deux jours son corps a compris. Personne ne veut ça. Ford payait bien, cinq dollars par jour le double du salaire habituel, les hommes affluaient, acceptaient tout, devenaient rouages. Mes mains font le geste sans moi maintenant c’est comme si j’étais à côté de moi-même comme si je me regardais de l’extérieur un type en blanc avec un couteau qui découpe des morceaux encore et encore.
A la pause de dix heures on boit du café dégueulasse à la machine. Personne parle vraiment. On fume, on regarde nos téléphones, on fait semblant d’être normal, d’être des gens normaux qui font un travail normal. Karim mate du porno sur son téléphone il s’en cache même pas il dit que ça le maintient en vie de voir des corps, vivants, des corps qui bougent qui jouissent qui sont pas suspendus à des crochets.
Marie elle sait pas vraiment ce que je fais. Elle sait que je travaille à l’abattoir mais elle sait pas vraiment. Elle imagine pas. Elle peut pas imaginer, personne peut imaginer faut voir faut sentir faut entendre pour comprendre et encore, comprendre c’est un grand mot on comprend rien on fait juste.
Avant je travaillais chez Michelin. Enfin pas Michelin direct une boîte sous-traitante qui faisait des amortisseurs pour Michelin. Poste 12 vissage de la tige sur le cylindre quinze secondes par pièce quatre par minute, propre, froid, métallique. J’aimais bien en fait. J’aimais la répétition la simplicité du geste vis écrou vis écrou vis écrou et puis un jour un mail : la boîte ferme délocalisation Roumanie main d’œuvre moins chère. Actionnaires. Rendement. Optimisation… toujours les mêmes mots.
Trois mois de chômage à tourner en rond dans l’appart à regarder des séries, à chercher du boulot sur Pôle Emploi et puis cette annonce opérateur de production agroalimentaire. Ils disent jamais abattoir, ils disent : agroalimentaire, transformation, découpe, comme si c’était la même chose que faire du yaourt ou de mettre du jambon sous vide.
Jamais abattoir
Jamais tuer
Ils disent transformation, découpe, valorisation
Le premier jour j’ai cru que j’allais partir. Le premier jour Ahmed m’a montré les gestes, il m’a dit faut faire une bulle dans ta tête, faut te mettre ailleurs faut penser à autre chose ou penser à rien surtout penser à rien. La pensée c’est l’ennemi ici. J’ai demandé comment il faisait lui depuis vingt-six ans ? Il m’a regardé avec ses yeux fatigués il m’a dit je sais pas je fais c’est tout.
Les questions ralentissent.
Les questions coûtent.
Et puis Ahmed a craqué la semaine dernière il s’est assis par terre il a lâché son pistolet.
Ahmed s’arrête un jour
Milieu de chaîne pose son outil
S’assoit par terre pleure
Vingt-six ans de gestes qui remontent d’un coup comme un barrage qui cède
On a tous vu, on a fait semblant de rien voir, on l’a emmené aux vestiaires. Arrêt maladie, syndrome d’épuisement professionnel. Ils ont mis un jeune Marocain à sa place, vingt-quatre ans. Il sourit encore lui. Il ne sait pas ce qui va lui arriver, ce qui va se passer dans sa tête, dans ses mains, dans son corps. La chaîne ne s’arrête pas longtemps, la chaîne ne peut pas s’arrêter. Il apprendra comme on a tous appris.
Treize heures la chaîne s’arrête, fin de service. Je retire la combinaison, les gants, les bottes, je me douche longuement l’eau chaude sur la peau pour enlever l’odeur qui part jamais vraiment. Je me frotte, je me savonne deux fois trois fois.
Dans la voiture sur le chemin du retour je mets la radio. Fort, le plus fort possible. Pour couvrir le silence. Pour couvrir le bruit que j’ai encore dans la tête ce grondement permanent.
Mon fils a huit ans. Il rentre de l’école, jette son cartable dans l’entrée, me rejoint sur le canapé. Il me demande ce que je fais comme travail. Tu fais quoi comme travail ? J’ai jamais vraiment répondu à cette question. Je dis je travaille dans l’agroalimentaire. C’est quoi ? Il sait même pas ce que ça veut dire, je cherche les mots
Je transforme des produits
Je transforme le vivant en mort
Je transforme la mort en produit
Je transforme le produit en argent
Je… je prépare la viande.
Comme le boucher ?
Oui. Un peu comme le boucher.
Il sourit. Ça lui va comme réponse. Il passe à autre chose, me demande si je veux jouer à Mario Kart. Je dis oui mais je tiens à peine la manette. Mes mains tremblent un peu. Pas comme le boucher, non. Le boucher il voit les clients, il coupe proprement, il conseille, il parle. Moi je vois personne. Je coupe quarante fois par heure. Je parle pas.
Mon fils rigole parce qu’il m’a doublé dans le dernier virage. Je rigole aussi, ou je fais semblant. Il repart dans sa chambre, insouciant.
Marie a préparé des steaks hachés. Elle les fait cuire dans la poêle, l’odeur envahit la cuisine. Une odeur que je connais trop bien. Pas la même exactement mais proche. Trop proche. On se met à table. Mon fils découpe son steak en petits morceaux, trempe les bouts dans le ketchup. Je regarde l’assiette. Le steak, rouge au milieu, un peu de sang qui coule sur le bord. Je vois le jarret. Je vois le bac en inox. Je vois la lame qui tranche.
Je demande à Marie : tu crois qu’on pourrait devenir végétariens ? Elle me regarde. Pourquoi ? Je réponds pas.
Comment dire que la viande dans l’assiette arrive encore chaude dans ma tête comment dire que je la vois encore vivante comment dire ce qui n’a pas de mots ?
Je croise Marie dans l’escalier. Elle rentre, je sors. Elle sort, je rentre. Nos vies qui se croisent à peine nos vies qui se frôlent. Elle me demande comment ça va ? Je dis ça va, comment s’est passée ta journée ? Normale. Ce mot aussi a perdu quelque chose elle me croit ou elle fait semblant de me croire c’est pareil on fait tous semblant tout le temps semblant d’être normal, semblant d’avoir une vie normale.
Je m’allonge sur le canapé, je regarde le plafond. Les fissures dans le plâtre. Je compte les fissures pour pas penser, pour occuper mon cerveau, pour l’empêcher de retourner là-bas. Mais il y retourne toujours.
Le soir je regarde des séries, des trucs débiles, des sitcoms américaines avec des rires en boîte de la vie normale de la vie où personne tue personne où tout le monde fait semblant d’être heureux.
Marie rentre à vingt-une heures, elle est crevée, huit heures debout à scanner des codes-barres à sourire aux clients à dire bonjour au revoir bonne journée… Elle me demande si j’ai mangé je dis oui j’ai menti j’ai pas faim je mange de moins en moins
J’ai perdu sept kilos depuis que j’ai commencé. Je pèse maintenant soixante-treize kilos, j’en pesais quatre-vingts il y a dix-huit mois. Elle dit que je devrais voir un docteur. Je dis oui je mens. Je mens tout le temps maintenant mentir c’est devenu facile comme le geste du couteau.
Des fois je me dis je vais partir, je vais chercher autre chose. Je relis parfois les offres d’emploi : Opérateur de production – technicien de transformation – agent de découpe. Jamais le mot abattoir jamais le mot tuer et puis je fais rien. Parce qu’il y a rien d’autre. Le chômage, les factures, la peur et puis l’habitude. Cette putain d’habitude qui te tient qui te garde qui fait que tu reviens chaque matin à cinq heures trente comme un zombie comme un mort-vivant.
La nuit je dors pas vraiment, je ferme les yeux, je vois la chaîne qui continue sans moi. La chaîne qui continuait avant moi la chaîne qui continuera après moi la chaîne éternelle. Je ferme les yeux. Je vois Ford à Chicago je vois Ahmed qui pleure je vois le consultant qui mesure filme chronomètre… tout se mélange dans ma tête la nuit le jour Chicago 1913, 2025 c’est pareil c’est toujours pareil.
Combien de jarrets coupés ? combien de gestes répétés ? Combien de fois la lame dans la chair ? Je compte dans mon sommeil qui est pas du sommeil.
Dans mes rêves Ford et Swift se donnent la main, sourient l’un assemble, l’autre désassemble, les voitures roulent, les abattoirs tournent. Entre les deux quelque chose s’est perdu l’idée que le vivant n’est pas une pièce détachée
Demain je retournerai poste 7, section des jarrets le couteau. Trois cents grammes. La lame aiguisée le geste précis, quarante à l’heure, quatre-vingt-dix secondes entre chaque et je ferai semblant encore que c’est normal que c’est juste un travail que c’est comme visser des boulons comme coller des étiquettes comme scanner des codes-barres…
Mais c’est pas pareil
c’est jamais pareil
et on le sait tous
on fait juste semblant de pas savoir
cinq heures trente, le réveil sonnera demain à la même heure